Je lisais, récemment, la tragique histoire d’un adolescent qui s’est ôté la vie, parce qu’il était victime de harcèlement scolaire. Hélas, le phénomène n’est pas nouveau et a souvent donné lieu à des drames de ce genre.
De mon temps déjà, et même bien avant, certains élèves étaient mis au ban par d’autres. Soit qu’ils étaient un peu différents physiquement, soit qu’intellectuellement ils ne s’intéressaient pas aux mêmes choses que leurs camarades, soit, simplement, parce que ça tombait sur eux. La faute à pas de chance ! Et là, le calvaire commençait, par ce que l’on pourrait appeler un effet d’entraînement de masse. On ne cause pas à ceux qui sont mal vus, ce serait tellement… mal vu.
Alors, à ceux qui sont au fond du trou, je voudrais parler de l’effet Caroline (ne cherchez pas sur Wikipédia, je viens juste de l’inventer).
Et pour cela, je vais vous raconter l’histoire de Caroline (qui ne s’appelle pas Caroline, en réalité, mais on s’en fout, parce que plus personne ne se souvient comment elle s’appelle en réalité).
Les populaires
Figurez-vous que Caroline était la fille la plus populaire du lycée. Dieu qu’elle était belle, avec ses grands yeux noisette, sa longue chevelure noire, sa silhouette de rêve. Dans l’écrin de ses seize ans, elle ressemblait un peu à ces statues antiques que l’on voyait dans les manuels d’Histoire. Elle faisait littéralement craquer tous les garçons, moi y compris. Tous se pressaient autour d’elle pour avoir l’insigne privilège d’être admis dans le cercle fermé de sa garde rapprochée. Ah, je vois que vous aussi, vous en avez connu une de Caroline !
Moi, je n’avais pas l’honneur de faire partie de ses amis. J’étais le petit binoclar de service, un peu rêveur qui vit dans son monde livresque. En toute honnêteté, personne ne m’embêtait, j’étais juste transparent, ce qui me permettait de tenir un rôle que j’adore, celui d’observateur.
La belle et son groupe avaient une tête de Turc, Alexandre. C’était un garçon un peu timide, mais extrêmement intelligent qui devint, par la force des choses, mon ami.
Qu’elle était belle, Caroline, mais que ce regard hautain et méprisant qu’elle posait sur ce garçon et les tours qu’elle lui jouait la rendait laide. Quel enfer il vécut et combien de fois l’ai-je vu serrer les dents.
Bref, le pauvre gars a vu arriver la fin de sa scolarité avec une joie indicible. Il est parti faire de hautes études et il est, à présent, ingénieur dans l’aérospatiale, possède une magnifique villa, est marié avec une femme charmante qui lui a donné deux enfants qui ont suivi ses pas sur le chemin de l’espace.
Une rencontre inattendue
Pourquoi est-ce que je vous raconte tout ça ?
Eh bien parce qu’il y a quelques jours, je faisais des repérages pour un prochain roman, dans une région qu’il est inutile de nommer, lorsque je croisais une femme qui promenait un petit chien. Elle était vêtue d’un vieux jogging gris, déchiré au niveau de la hanche. Ses cheveux gras et mal peignés tombaient sur son visage un peu bouffi et couperosé, probablement par l’alcool.
Nos regards se croisèrent et, chose incroyable, elle me reconnut. Elle se souvenait même de mon prénom. Vous l’avez compris, il s’agissait de Caroline.
Nous discutâmes cordialement, comme deux vieux copains, durant quelques minutes, au cours desquelles elle me raconta qu’elle avait lu tous mes livres. Elle évoqua aussi nos « géniales » années de lycée, me servant des souvenirs que son esprit avait dû fabriquer, car il n’y en avait nulle trace dans ma mémoire.
Enfin, elle s’épancha et me raconta comment elle avait perdu son travail, après une dépression lorsque son mari était parti avec sa secrétaire, de quinze ans plus jeune.
Un petit café ?
Je remarquais que, durant la conversation, elle me regardait, avec un œil bovin, un peu comme un curiste affamé louche sur un steak de trois cents grammes dans la vitrine du boucher. Finalement, elle se lança et m’invita, d’une voix pâteuse mâtinée de relents de pastis, à venir boire un café, chez elle, afin de poursuivre cette « agréable conversation », sans oublier de me préciser qu’elle vivait seule.
Bien sûr, je refusais poliment, prétextant un rendez-vous et je poursuivis mon chemin, un peu triste pour elle, je dois dire, mais avec le sentiment que le destin nous joue parfois de drôles de tour.
Le soir même, j’envoyais un mail à Alexandre, que j’avais perdu de vue depuis bien des années, pour lui raconter ma rencontre.
Il se montra attristé par le sort de l’ex-belle, mais m’avoua qu’en réalité, il ne se souvenait même pas de son prénom.
Il n’y a pas vraiment de morale à cette histoire, car je ne crois pas que le malheur des uns puisse faire le bonheur des autres, mais une simple illustration du fait que la vie n’est pas un long fleuve tranquille. La roue finit toujours par tourner.