Ils ont risqué leur vie, ont fait avancer la connaissance, nous ont fait rêver et ont donné naissance à la légende. Ce sont ces hommes et ces femmes, parfois célèbres en leur temps ou simplement restés dans l’ombre et dont les noms tombent lentement, mais inexorablement dans l’oubli que je vous présente ici.
Rien
dans l’allure de ce gamin chétif et déguenillé qui se promène, les mains dans
les poches, à la recherche d’un mauvais coup à faire, sur le port de San Francisco
n’évoque l’image de l’aventurier intrépide qu’il deviendra. Et s’il attire une
fois de plus l’attention des policiers en faction ce jour là sur le port, il
n’en a cure. Le marmot, habitué à jouer au chat et à la souri avec les
argousins, ne s’inquiète pas outre mesure de cette prévenance et continu
tranquillement sa balade. Ce soir il reviendra pour grappiller quelques huîtres
qu’il ira revendre à des restaurateurs peu regardants, pour se faire un peu
d’argent de poche. Pour l’heure il n’est pas pressé de rentrer retrouver une
mère qui sombre doucement mais sûrement dans la folie. Quant à son père, il ne
l’a jamais connu. Il a chassé sa mère, enceinte, quelques semaines seulement
avant l’accouchement. Un brave type apparemment. Mais de toute manière le gamin
s’en fout, car, dans une dizaine de jours, il embarquera sur un grand voilier
pour voguer vers l’horizon et l’aventure.
Et
c’est justement l’aventure qui sera pour toujours la marque de fabrique de John
Griffith Chaney, qui prendra un jour le pseudonyme de Jack London. L’appel de
la forêt ; Croc-blanc ; le Loup des Mers et tant d’autres magnifiques
ouvrages écrits en une vingtaine d’années seulement feront de Jack London
l’archétype de l’aventurier flamboyant et torturé en même temps. De santé
chétive, très porté sur la boisson et sentimentalement écartelé, il étouffera
son mal-être en parcourant le monde. Du Japon, où il sera chasseur de phoque –
l’heure n’était pas encore à la préservation des espèces – à l’Angleterre, des
Caraïbes au Mexique et bien sûr jusqu’aux grandes étendues sauvages du Nord où
il ne trouvera que peu d’or, mais beaucoup d’inspiration, ses errances vont
nourrir sa prolixité littéraire ainsi que ses idées et son engagement
politiques résolument à gauche.
Il
mourra à l’âge de quarante ans le 22 novembre 1916 d’un empoisonnement du sang
et de quelques autres maladies accumulées au fil de ses voyages.
Il y a, dans le monde, des lieux étranges, sinistres et envoûtants à la fois. Des lieux qui nous attirent irrésistiblement par l’atmosphère sombre et inquiétante qui en émane. Ces sites sont, souvent, associés à des personnages fascinants, tant par la noirceur de leur âme que par la cruauté de leurs actes. Il en est ainsi du château de Reignac et de son ancien maître, dont le surnom seul glace le sang : le bouc de Reignac. Possession, folie, les théories les plus folles ont circulé pour expliquer les exactions du Seigneur de Reignac
Aujourd’hui, le château de Reignac, aussi appelé maison
forte de Reignac est une attraction touristique, en Dordogne. C’est le dernier
château-falaise encore debout dans notre pays. Contre une poignée d’euros, vous
pouvez découvrir, derrière cette façade de pierres, qui semble jaillir de la
roche, une bâtisse étonnante. Rien, de l’extérieur, ne permet de soupçonner les
volumes des pièces qui s’enchaînent dans les entrailles de la montagne. Meublée
avec le mobilier d’époque, la maison forte de Reignac dégage une atmosphère
paisible, conviviale, voire intimiste. Il n’en fut pas toujours de même.
En ce début du XIIe siècle, la vallée de la Vézère connaît
un incroyable enchaînement de meurtres sanglants et d’actes d’une violence
inouïe. Les voyageurs se font détrousser et assassiner sur les chemins empierrés
de cette région sauvage. De jeunes bergères disparaissent mystérieusement alors
qu’elles gardent sagement les troupeaux. Des ecclésiastiques sont retrouvés
battus à mort et mutilés avec une rare cruauté.
Il n’y a apparemment aucun lien entre ces actes odieux, mais
surtout aucun témoin vivant pour raconter les faits. On parle bien d’un bandit
qui hanterait le pays, le visage recouvert d’une peau de bête, mais il ne
s’agit que de rumeurs, de on-dit.
Malgré tout, la liste des exactions et des atrocités qui
n’en finit pas de s’allonger commence à inquiéter les autorités de Sarlat. Que
se passe-t-il donc dans cette région si paisible auparavant ?
C’est tout naturellement que le pouvoir va demander au nouveau
seigneur du lieu, Jaquemet de Reignac, de diligenter une enquête sur ces
mystères. Une enquête qui durera longtemps, très longtemps et pour cause.
Derrière les murs de sa forteresse imprenable, Jaquemet de
Reignac n’a cure des demandes de Sarlat. Il a bien d’autres chats à fouetter.
C’est d’ailleurs armé d’une solide lanière de cuir qu’il pousse la porte de sa
chambre, une petite cellule de quatre mètres carrés seulement. Cet espace
réduit lui rappelle certainement ses années de captivités dans les geôles
musulmanes. Ses yeux brillent d’un éclat démoniaque. L’ancien croisé pose un
regard cruel sur la jeune fille terrorisée et à moitié nue qui, plaquée au mur,
tremble de tous ses membres.
Le seigneur de Reignac est un personnage dur et implacable. Son
crâne dégarni, sa longue barbe blanche, son nez busqué qui s’étire dans le
prolongement d’un front bas et son regard pénétrant comme l’acier d’une lame,
distillent une sourde terreur chez ses sujets.
Dans sa jeunesse, l’homme fut écuyer aux écuries de
Montignac. Pressé par son père de partir en Terre sainte pour délivrer le
tombeau du Christ, il fut fait prisonnier par les Sarrasins et demeura, des
années durant, leur captif au fond d’un cachot puant.
À la mort de son père, il réussit toutefois à regagner sa
Dordogne natale pour prendre possession de ses terres et de son château.
Intransigeant et violent par nature, il ne perd aucune
occasion d’affirmer qu’il est le maître. Il organise la justice, dont il a la
charge. L’une de ses premières mesures est de pendre une douzaine de juifs qui
avaient accordé des prêts usuriers à des catholiques.
Avec lui, les jugements sont expéditifs et la sentence
invariable, c’est la mort. C’est un spécialiste de la torture qui sait faire
durer longtemps la peine des suppliciés. Il trouve beaucoup de plaisir dans la
souffrance d’autrui, mais aussi dans le sexe. Il profite pleinement de son
droit de cuissage sur toutes les femmes de la région. Ce droit, les seigneurs
précédents l’avaient abandonné. Mais, avec le nouveau maître de Reignac,
désormais surnommé le Bouc de Reignac, tant à cause de ses appétits sexuels que
pour sa supposée accointance avec le diable, les jeunes mariés doivent à
nouveau conduire leurs épouses au château, le soir des épousailles.
Pendant ce temps, la vague de crime continu à s’abattre sur
la vallée. Le pouvoir en place commence à s’interroger. Le Bouc ferait-il
traîner l’enquête ? Pourquoi, quel sont ses intérêts…
Bientôt, la réponse s’impose, l’homme derrière tout cela
n’est autre que le Bouc lui-même. Il avait créé, avec ses chevaliers, une bande
de brigands qui pouvaient agir en toute impunité, puisqu’ils étaient à la fois
juges, jurés et bourreaux.
Finalement, il doit s’enfuir et part pour la Sicile. Mais,
avant son départ, comme une ultime provocation, il assassine un ecclésiastique
de haut rang.
Avec la disparition du Bouc de Reignac, la paix retombe
enfin sur la vallée, les crimes cessent, les jeunes bergères peuvent regagner
les pâturages en toute sérénité. La vie reprend son cours.
Mais qu’est-ce qui nourrissait la haine et la folie de cet
homme démoniaque ? Le traumatisme des années passées dans les geôles
musulmanes ? C’est possible ! Une possession infernale ?
Difficile à croire
Il faut remarquer que la violence du Bouc de Reignac était
souvent orientée vers des ecclésiastiques. C’est parce que l’homme cachait, en
réalité, un lourd secret sur ses origines. Il était le fruit d’un viol. Sa
mère, qui avait été violée par un prêtre, l’avait élevé dans la haine de la
religion et de ses représentants.
Cela n’excuse bien sûr pas ses crimes, mais nous donne tout
de même une piste sérieuse pour mieux comprendre l’agissement de Jaquemet de
Reignac.
Cela nous interpelle aussi sur les dangers qui pèsent
lorsque tous les pouvoirs sont réunis entre les mains d’un seul homme.
À l’heure où j’écris ces lignes, le petit village de Moustier Sainte-Marie, dans les Alpes de Haute-Provence, fait la une de l’actualité de manière tragique. En effet, un énorme incendie y a ravagé plusieurs dizaines d’hectares de forêt. Il y a quelques années, j’avais fait un séjour dans cette commune, aux allures de crèche provençale, enchâssée dans un écrin de verdure et surplombée par un éperon rocailleux.
Dans le ciel presque toujours limpide de la bourgade brille,
jour et nuit, une étoile dorée qui avait attiré mon attention à l’époque. Sa
genèse est incertaine, voire mystérieuse et a donné naissance à plusieurs
légendes. Si aucun Moustiérains ne sera en mesure de vous indiquer les origines
historiques de cet astre, suspendu entre deux escarpements rocheux par une
chaîne de cent trente-cinq mètres de long, chacun par contre vous relatera sa version de
la légende.
Il faut dire que cet astre brille dans le ciel de Moustier
depuis des temps immémoriaux. Au fil des siècles, la mémoire des hommes s’est
diluée dans l’océan du temps qui passe et plus personne ne sait vraiment qui
l’a mis là. D’autant plus que l’étoile actuelle n’est pas celle d’origine. En
effet, elle s’est décrochée à de multiples reprises et à du être remplacée pas
moins de onze fois depuis le début du XVIIe siècle.
Mais ici, la légende préférée est sans aucun doute celle que
Frédéric Mistral rapporta dans un poème intitulé « la cadeno de
Moustier », publié en 1885 dans son recueil : les Îles d’or. Le
félibre y raconte l’histoire d’un chevalier, un seigneur de la famille Blacas,
fait prisonnier par les musulmans, lors de la bataille pour la prise de
Damiette, en 1249. L’homme aurait imploré, du fond de sa geôle, la Sainte Vierge
de lui permettre de revoir son village natal. Il jura à Marie que, si elle
exhaussait son vœu, il accrocherait une chaîne, entre les deux rochers
surplombant son village et y suspendrait une étoile, symbole de sa famille. Le
ciel entendit sa prière.
Face à la détermination du chevalier, qui n’avait plié ni
devant la menace, ni devant les tentations charnelles qui lui étaient offertes,
le Calife de Damiette décida, magnanime, de laisser rentrer chez lui ce
valeureux adversaire.
Homme d’honneur et de parole, Blacas exécuta sa promesse en
accrochant l’étoile là où il l’avait dit.